Extraits biographiques
Les extraits biographiques proposés ne sont que des passages des récits de vie. Les narrateurs et narratrices concerné.e.s ont donné leur accord pour cette publication sur mon site internet. Je tiens à rappeler que la confidentialité est une valeur phare du métier de biographe, je ne me permettrai donc jamais de publier des éléments de la vie privée d’un.e biographé.e, sans son consentement et je fais toujours en sorte « d’anonymiser » les passages choisis.
« Mon enfance dans une France occupée »
extrait d’un « chapitre de vie » : une jeunesse
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Souvenirs de guerre
La guerre a éclaté alors que j’avais seulement sept ans. Le conflit armé a laissé des traces indélébiles dans mon esprit.
Au début de la guerre, nous allions quelques semaines dans une maison au Mans pour y passer l’été. Entre 1939 et 1941, nous avons vécu là-bas, mes parents travaillaient à la gare SNCF de cette ville. Un jour, alors que nous étions tranquillement dans le jardin, nous avons entendu la voisine crier : « Rentrez vite, rentrez vite, c’est les Allemands ». Leurs avions passaient juste au-dessus de notre logement. J’ai eu tellement peur que j’ai attrapé la jaunisse. J’étais extrêmement maigre à cause de cette maladie, ma mère disait que mes jambes étaient aussi fines que des bâtons de chaise. Il faut dire que les soins médicaux n’étaient pas ceux d’aujourd’hui et, pour couronner le tout, c’était la guerre.
D’autres souvenirs m’ont marquée. Au Vésinet, un jour, un Allemand s’est fait tuer. À l’époque, quand un Deutch mourrait, il y avait des représailles : ils prenaient des otages et les fusillaient. Avec ma sœur, nous étions à l’école Jeanne d’Arc et le midi, nous partions à la cantine qui se trouvait dans la même rue que notre immeuble. Ma mère, qui avait été mise au courant, était angoissée, elle guettait notre retour de la cantine, la peur au ventre, depuis le balcon. Un Allemand est passé, et, en la voyant, lui a fait signe de rentrer. Il aurait pu la tuer, mais il ne l’a pas fait. Maman est donc retournée à l’intérieur, mais elle était très inquiète de ne pas savoir où nous nous trouvions. Elle se disait : « Mon Dieu, quand est-ce qu’elles vont revenir ? ». Heureusement, la maîtresse avait dû être informée et, pour être discrets, nous étions rentrés par un autre chemin moins passant, le long des petites rivières du Vésinet.
Nous étions très apeurées pendant la guerre et j’entends encore dans mes oreilles le son des bottes des Allemands qui claquaient sur le sol chaque matin. Ce sont des souvenirs qui restent gravés.
Je me rappelle aussi très bien du son strident des sirènes qui annonçait une attaque. Dès qu’elles sifflaient, nous devions nous mettre à l’abri dans la cave, sauf que maman n’a jamais voulu que nous y descendions. Elle disait que, si la maison s’écroulait, nous serions coincés dessous. Fort heureusement, notre résidence est restée debout. Il y avait pourtant énormément de bombardements dans les environs, les bombes pleuvaient au loin sur la gare de triage d’Achères.
Pendant que le combat battait son plein, des avions passaient au-dessus de chez nous au Vésinet. Les bombardiers américains volaient haut dans le ciel tandis que les Anglais assaillaient en piqué pour mieux viser. Sauf qu’un jour, un tir allemand de la DCA a abattu un appareil anglais, qui s’est crashé sur une maison collée à la gare du Vésinet. Elle se trouvait tout près de chez nous, à environ deux kilomètres à vol d’oiseau. En percutant la résidence, l’avion a lâché ses bombes. Mon demi-frère, qui regardait par la fenêtre, s’est fait souffler par la déflagration et a été projeté sur mon père. Papa, qui n’avait jamais été arrêté en trente-cinq ans de carrière, a été blessé aux pieds et n’a pas pu aller au travail pendant quelque temps. Dans l’habitation percutée par l’avion, seule la femme a survécu, son mari et ses enfants ont péri, quelle tristesse…
La nourriture pendant la guerre
Un soir, alors que nous rentrions de la ferme, j’ai vu un Allemand renverser la bouteille de lait d’une dame sur la voie ferrée. Je regardais cette scène avec sidération. Pendant ce temps-là, mes parents m’appelaient doucement pour que je vienne vers eux. Il ne valait mieux pas que je me fasse repérer, car mon cartable était rempli de beurre et d’œufs que nous ramenions de la campagne. Les fermiers n’étaient pas les seuls à nous donner des vivres pendant la guerre, la famille de la première femme de papa, qui était très gentille, nous offrait aussi plein de victuailles.
Je n’oublierai jamais les aliments phares que nous mangions à cette période : le goût de l’huile de foie de morue que nous buvions tous les matins, la texture des topinambours et rutabagas qu’on nous servait à la cantine. Je crois que je n’en ai plus jamais mangé depuis. Je ne me souviens pas d’avoir souffert de la faim, mais, après le conflit, nous avions des tickets de rationnement. (…)
« Porter la vie »
extrait d’un « chapitre de vie » : une grossesse
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La surprise
Le matin du vendredi 8 octobre, je me dis qu’il serait plus sage de faire un test de grossesse, même si je ne crois pas du tout être enceinte. C’est vrai après tout, il y a une chance infime que j’attende un bébé, j’ai eu quelques saignements la semaine dernière.
Je monte finalement dans la salle de bain pour faire un test. Je suis tellement persuadée que je ne suis pas enceinte que je redescends travailler en oubliant de contrôler le résultat. Le midi, je m’en rends compte. En arrivant en haut, je retrouve le test dans la poubelle. Je le récupère et je vois une légère croix qui indique qu’il est positif. Cela m’intrigue, mon cœur s’emballe et je demande à Ludo si le test avait une croix lorsqu’il l’a jeté. Il me répond qu’il n’a rien vu. Comme le test a été fait depuis quelques heures, il n’est plus fiable maintenant.
J’hésite, dois-je en refaire un ? J’attends quelques heures et finalement je décide de réessayer, je ne peux pas rester sur cette incertitude. Même procédure que le matin, je monte et je fais le test dans la salle de bain. A peine ai-je fais le test, que la croix s’affiche distinctement. Plus de doute, je suis bien enceinte ! Je tombe des nues, et je suis choquée, tellement, que je montre le test à Ludo alors qu’il anime une réunion en visioconférence. Il n’y a pas à dire, je suis la reine de l’annonce.
La peur mêlée à la joie
Lorsqu’il termine sa réunion, il est fou de joie, il me sert fort contre lui et il saute partout. Quant à moi, je suis sur la réserve. Après l’étonnement et le « choc », je commence déjà à me poser mille questions et à m’inquiéter : j’ai bu de l’alcool ces derniers jours, j’ai mangé plein de choses proscrites aux femmes enceintes. Cette fâcheuse tendance à imaginer le pire ne me laisse donc pas de répit, même dans un si beau moment.
Heureusement, quelques heures après l’annonce, même si j’ai peur de la suite, je ressens un profond bien-être : c’est incroyable, j’ai un petit être vivant dans mon ventre, je porte la vie !
Depuis la nouvelle, je suis à l’écoute de mon corps. Hormis des maux de ventre qui me font penser aux douleurs de règles, je ne vois pas de changements.
J’ai peur de la fausse couche en permanence. J’essaie de faire confiance à mon corps, à la vie : ça va aller. Et puis, je tente de me rassurer, si l’embryon ne tient pas, c’est qu’il n’est pas viable. Bien entendu, cela ne me rassure qu’à moitié et j’espère au plus profond de moi qu’il va bien s’accrocher. Dès que je vais aux toilettes, je vérifie que tout va bien.
Le bonheur, le vrai !
C’est très étrange ce premier trimestre, je n’ai pas l’impression d’être enceinte car je n’ai aucun symptôme. Aucune nausée. Aucun dégoût. Pas de fatigue excessive. La preuve, je participe même à des cours du soir après mes journées de travail. Donc forcément, l’angoisse fait son retour : si je n’ai pas de symptômes, c’est peut-être que je ne suis plus enceinte ? Le temps me paraît si long jusqu’à l’échographie de datation du 2 novembre.
Finalement, enfin, ce jour tant attendu, arrive. Nous découvrons sa petite tête et le début de ses membres à l’écran. On entend son cœur battre à toute vitesse. Je ne réalise toujours pas, c’est dingue. Pourtant c’est bien réel, c’est bien mon ventre qui abrite ce bébé. Ce jour-là, il fait beau, nous sortons du rendez-vous heureux. Si tout va bien, dans quelques mois nous serons parents : toi et moi. Incroyable.
Je n’ai qu’une hâte maintenant, l’annoncer à nos proches, mais ce n’est pas pour toute suite, je préfère le garder pour nous tant que le premier trimestre n’est pas écoulé. J’ai peur que cela nous porte malheur d’en parler avant. J’ai déjà plein d’idées pour annoncer cette belle surprise et je me le promets : les annonces seront bien plus réussies que celle au papa ! (…)
« La vie qui m’attendait »
extrait d’une « vie entière »
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Le changement du monde
En reparlant de mon enfance, cela me fait penser à toutes les évolutions technologiques que j’ai connues. Il y en a eu tant ! Déjà, lorsque j’étais jeune, il n’y avait pas de réfrigérateurs. Je visualise encore très bien l’emplacement du garde-manger sur le balcon. Il était protégé par du grillage, ce qui permettait de mettre les aliments à l’abri des insectes.
Il n’y avait pas non plus de machines à café, il fallait donc moudre les grains avant de pouvoir s’en délecter. Pendant la Seconde Guerre mondiale, mes parents buvaient de l’ersatz de café. C’était un substitut au café qui, lui, était devenu rare en raison du conflit armé. C’était bien moins bon, mais, au-dessus du paquet, il y avait une dizaine de grains de café, et maman les utilisait pour se faire un véritable expresso.
On ne possédait pas non plus de machine à laver. On utilisait la fameuse lessiveuse, son ancêtre : c’était tout un programme pour décrasser son linge.
Mes parents ont eu leur première télévision vers 1948. Je me souviens que j’allais chez une voisine pour visionner une émission de variétés. Plus tard, nous en avons loué une. Il n’y avait pas autant de chaînes qu’aujourd’hui, nous avons eu la une d’abord, puis plus tard, la deux alors que maintenant il en existe une quantité astronomique.
C’est maman qui m’a offert mon premier lave-vaisselle. Je l’entends encore dire à propos de mon mari : « Quand même, il pourrait t’en acheter un ! ». Comme il ne l’a pas fait, elle s’en est chargé. Quel soulagement ! Comme nous recevions souvent des invités, c’était vraiment une aide précieuse.
Bien sûr, nous avions aussi un Minitel que nous louions. Je le consultais pour trouver une adresse ou un numéro de téléphone. Cela devait bien servir à autre chose, mais je ne m’en rappelle plus. Après le minitel, l’ordinateur a fait son entrée. Six mois avant que je ne parte à la retraite, le patron avait voulu que tout le monde se mette à l’utiliser au travail. Au départ, j’avais refusé, je n’allais pas m’embêter pour quelques mois. Après réflexion, j’ai changé d’avis, je me suis dit que cela me permettrait d’apprendre de nouvelles choses. Il a installé tout le nécessaire pour effectuer la comptabilité sur l’ordinateur. Quelle révolution ! Les bilans étaient faits en une journée, c’était très rapide et j’ai été contente de m’être formée. Plus tard, j’en ai possédé un chez moi. D’ailleurs, j’en ai toujours un à la maison, mais je ne m’en sers plus, il n’y a que mon fils qui l’utilise quand il vient me voir. Il y a aussi eu l’apparition des téléphones portables et des smartphones. C’est formidable, on peut tout faire avec : écrire, appeler, envoyer des emails, jouer, payer, consulter son compte bancaire ou faire un virement…
En quatre-vingt-douze ans d’existence, j’ai aussi connu trois monnaies différentes : les francs et les nouveaux francs, puis les euros sont arrivés dans les années 2000. Nous nous sommes bien faits avoir avec l’instauration de cette monnaie.
Quand je pense que dans les années 1940, on disait qu’on ne verrait pas les années 2000 et qu’on est aujourd’hui en 2025 !
Les douceurs de la vie
J’ai toujours des petits plaisirs quotidiens. D’abord, j’adore bien manger. Avec l’âge, j’ai moins d’appétit mais je suis devenue très sucrée, j’adore les madeleines. Il m’arrive encore de goûter de nouvelles pâtisseries : récemment, ma petite-fille m’a cuisiné des pancakes avec du sirop d’érable. Comme quoi, on peut faire des découvertes à tout âge. Quand vient Noël, j’aime beaucoup recevoir des calissons et des « mon chéri ». Chaque année, je passe les fêtes de fin d’année chez mon fils. Tous les ans, je dis que ce sera la dernière année où je ferai le déplacement et puis, je change d’avis. Mais bon, je ne sais pas si j’irai cette année…
Regarder mes feuilletons est toujours un moment que j’apprécie. Il y en a des nouveaux que j’aime beaucoup : « Ici tout commence », « Un si grand soleil » et « Demain nous appartient ». Le week-end, il n’y en a pas et je suis contente. Cela me permet de faire autre chose, comme lire. La semaine avec tous les feuilletons, je n’ai pas le temps de feuilleter des romans.
Ce que j’aime aussi, c’est sortir fumer sur la terrasse. J’ai commencé la cigarette à l’âge de quarante ans, à peu près au même moment que mes enfants qui ont commencé à fumer alors qu’ils étaient très jeunes. Je sais que ce n’est pas bon pour la santé mais bon, à mon âge… Quand je vais fumer, j’admire la vue sur les montagnes et mes fleurs sur la terrasse. Chaque année, pour mon anniversaire, ma fille et moi choisissions des plantes pour embellir mon balcon. Mais ce ne sera pas le cas cette année… (…)
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En rentrant, et bien que Ginette ait juste envie de dormir, elle s’installa sur le petit bureau de sa chambre et commença à écrire dans son journal.
Elle raconta d’abord ses questionnements et sa prise de décision pour venir en aide à son petit-fils, puis le voyage en avion et enfin ses deux premières journées en Indonésie.
« Bali, Bali, Bali, comme tu es jolie. Seulement deux jours que je suis ici, et je dois bien l’avouer, je suis déjà comblée. Je n’ai pas beaucoup d’expériences touristiques mais ton peuple respire la gentillesse et la sagesse. Bien que j’aie tout quitté pour te rencontrer, pour l’instant je me sens sereine dans ton charmant pays. C’est sans doute dû aux sourires qui s’affichent sur tous les balinais que nous croisons, à l’odeur d’encens qui nous enveloppe chaque jour et à tes jolis temples qui semblent nous protéger.
Cet après-midi par exemple, nous nous sommes promenés au Pura Sebatu. Quelle quiétude, le temps m’a semblé s’arrêter. Tout était si paisible, nous nous promenions en écoutant le chant des oiseaux, l’eau était teintée de turquoise, c’était incroyable ! Cela ne semblait presque pas naturel, tellement c’était beau. Nous avons pris le temps de regarder ce qui nous entourait, d’observer les poissons de différentes couleurs qui nageaient dans les bains du temple. J’ai vu une jolie jeune femme déposer une offrande en suivant un rituel très minutieux et hypnotisant. C’est ainsi que j’imagine le paradis, s’il existe. Je serais bien restée plusieurs heures à flâner dans ce lieu si paisible mais j’ai bien senti qu’Arthur commençait à trépigner. Il a toujours besoin d’être en action, comme tous les jeunes de son âge.
Après ce délicieux moment, nous sommes retournés dans le centre d’Ubud. J’ai été contrainte de descendre, un peu brusquement, de mon petit nuage pour retrouver l’agitation de cette grande ville. Nous sommes allés à un spectacle de danse. Arthur et moi avons été subjugués par les costumes de ces danseurs et danseuses, confectionnés minutieusement. Ils étaient ornés de bijoux, de pompons et de dorures. Et leurs maquillages… splendides ! Réalisés avec beaucoup de soin, un point blanc entre les sourcils, du rouge sur les joues et les yeux, du violet au-dessus des paupières, ils étaient d’une beauté époustouflante. Quant au spectacle en lui-même, la danse était précise et gracieuse, accompagnée d’un orchestre traditionnel de gamelan qui rythmait les gestes des danseurs. Le plus impressionnant pour moi fut la gestuelle de leurs doigts, les danseurs bougeaient leurs mains avec une telle dextérité et souplesse. C’était sensationnel, j’avais des étoiles dans les yeux. Je vais maintenant aller me coucher en espérant continuer de rêver à ce merveilleux endroit. Je me sens fatiguée, je n’ai plus l’habitude de marcher autant mais je me sens bien et je me surprends à sourire sans raison particulière. »
Ginette ferma son carnet, se glissa dans le lit, et s’endormit en quelques secondes. (…)